Un ami m’a écrit récemment pour comprendre la situation actuelle en ce qui a trait au retrait massif des nouvelles sur le fil d’actualité des utilisateurs Canadiens de Facebook et Threads (filiales de Meta), en réaction à l’adoption par les parlementaires de la loi C-18, qui obligerait Meta et compagnie – ceux qu’on décrit souvent par l’acronyme GAFAM – à verser une redevance aux médias d’information canadiens qui produisent les nouvelles en question.
« J’essaie de comprendre la position des médias par rapport à tout ça, m’écrit mon ami. On voit que les médias n’ont plus aucune visibilité et que personne ne consulte les nouvelles [depuis le blocage]. «
« À mes yeux, Meta était une immense vitrine qui permettait aux médias d’être lus et entendus. C’est une publicité extraordinaire non? » poursuit mon ami.
« Bref, j’ai de la difficulté à prendre le parti des médias, qui bénéficiaient d’un achalandage important grâce à Meta, qu’ils ont perdu parce qu’ils voulaient plus d’argent. C’est comme si les médias avaient voulu le beurre et l’argent du beurre. »
Pour quelqu’un qui n’évolue pas dans l’univers des médias d’information, un tel raisonnement semble tout à fait logique. Bien honnêtement, j’apprécie que mon ami prenne le temps de me poser la question. Et j’ai décidé d’écrire ce billet pour lui répondre, parce que j’espère que ma réponse saura éclairer plusieurs personnes qui, comme lui, ne comprennent pas nécessairement les tenants et les aboutissants de cette guerre que se livrent les géants du Web et les médias d’information depuis longtemps.
Voici donc une tentative d’explication toute simple.
D’abord, il faut comprendre que de produire des nouvelles, ces mêmes nouvelles que vous lisez en ligne ou dans un journal, que vous entendez à la radio ou que vous écoutez à la télévision, ça coûte cher. On parle du salaire des journalistes, qui font des recherches et réalisent des entrevues, puis de ceux qui font la révision et la vérification des faits. La plateforme de diffusion, qu’elle soit en papier ou numérique, a aussi un coût de création et d’entretien. Bref, il y a toute une chaîne logistique invisible derrière ces nouvelles, du moment où on choisit un sujet pour en traiter jusqu’aux actualités que vous consommez.
Au-delà de la valeur monétaire, les nouvelles locales, et donc les médias locaux, agissent comme un ciment social. Ils aident les citoyens à connaître les différents enjeux, initiatives et projets qui naissent chez eux; ils encouragent certaines personnes à se présenter à des postes électifs et stimulent la participation aux élections et aux débats publics. Ils permettent à des entreprises, des athlètes et des artistes d’ici de rayonner, de se faire connaître.
Nos médias d’information sont un rouage essentiel de toute communauté; leurs nouvelles, un bien public dont il est de notre responsabilité à tous de protéger.
Évidemment, les médias étant des entreprises, elles ont besoin de fonds pour produire leurs nouvelles. Ainsi, elles dépendaient traditionnellement des revenus d’abonnement ou des publicités qu’elles vendaient à des annonceurs.
La donne a toutefois changé avec l’arrivée de Google, Facebook et compagnie, qui ont offert, pour beaucoup moins cher, de nouvelles opportunités publicitaires qui ont fait en sorte de détourner presque tous les annonceurs des médias traditionnels.
Meta, Google et compagnie profitent donc de l’achalandage créé par les nouvelles québécoises et canadiennes. Elles en tirent même un profit!
Selon des estimations de Jean-Hugues Roy, professeur à l’École des médias de l’UQAM, Meta a réalisé un chiffre d’affaires de 1,89 milliard $ dans les six premiers mois de 2023. Selon le chercheur, la part de revenus attribuable à la contribution des médias canadiens se chiffrerait entre 57 et 138 millions de dollars.
En 2022, M. Roy estimait, grâce à de savants calculs et aux données fournies par Facebook, que le journalisme canadien avait rapporté 210 millions de dollars en 2020 et 193 millions de dollars en 2021 à Facebook. Le professeur avait aussi calculé qu’entre 1er janvier 2018 et le 30 juin 2020, Facebook avait engrangé entre 315 et 530 millions de dollars en revenus grâce aux contenus journalistiques.
La publication de nouvelles sur ces plateformes est donc payante pour les GAFAM. Pourquoi? Parce qu’en ayant un fil d’actualités plus riche en contenus de qualité, Facebook réussit à attirer un plus grand nombre d’utilisateurs sur sa plateforme. Et plus ces utilisateurs passent de temps, plus leur attention intéresse les annonceurs.
Pour Meta, ces sommes ne représentent qu’une petite partie de tous ses revenus. Pour les médias d’information québécois et canadiens, une fraction de ce montant pourrait faire toute la différence pour leur avenir.
Ce n’est donc pas surprenant que les médias d’information souhaitent obtenir une redevance pour leurs contenus, étant donné qu’ils contribuent directement à enrichir Meta et compagnie, qui ont vampirisé les revenus publicitaires de l’industrie (et qui sort cet argent du Canada).
Voici le moment (tant attendu) où on sort le beurrier du frigidaire.
La loi C-18 (Loi sur les nouvelles en ligne), adoptée cette année mais pas encore entrée en vigueur, vise justement à corriger cette injustice. La même situation existe depuis déjà nombre d’années avec les câblodistributeurs, qui versaient une part de leurs revenus dans le Fonds de télévision et de câblodistribution pour la production d’émissions canadiennes, puis au Fonds des médias du Canada.
Or, comme Meta veut le beurre et l’argent, elle allègue que la Loi sur les nouvelles en ligne l’oblige à mettre fin à l’accès au contenu des nouvelles afin de se conformer à la législation, ce qui est faux. Meta préfère bloquer les nouvelles à ses utilisateurs canadiens plutôt que de verser quelques millions aux entreprises de presse.
Quand on sait que plus du tiers de la population québécoise ne s’informe que par Facebook (aux États-Unis, c’est les deux tiers), et qu’autrement, elle ne consulte aucun contenu d’actualité pourtant d’intérêt public, c’est grave.
Simplifions la situation : une entreprise privée décide qu’est-ce que les citoyens d’une nation étrangère indépendante peuvent consulter. Vous me direz que c’est le capitalisme : je crie à la censure.
D’ailleurs, vous rappelez-vous que Facebook a d’abord été conçu pour « noter » les étudiantes du campus universitaire fréquenté par son fondateur?
Faire sa part
Récemment, une personnalité du monde maskoutain des affaires invitait les entreprises de la région à contourner le blocage de Meta en s’annonçant sur sa page Facebook plutôt que de s’annoncer dans un journal local.
En parallèle, plusieurs citoyens, voulant bien faire, ont pris sur eux de copier-coller des articles journalistiques dans leur entièreté sur leur mur Facebook afin de partager la totalité de la nouvelle, puisqu’ils ne pouvaient plus partager de lien vers le site du média qui l’avait créé.
Dans les deux cas, ces initiatives sont la pire réaction à avoir face au blocage des nouvelles par Meta.
Dans le premier cas comme dans le deuxième, ces personnes font exactement que ce Meta attend d’eux: conserver leur attention (monnayable pour les annonceurs de Facebook) sur sa plateforme sans aller sur le site des médias d’information.
Quand vous n’allez pas directement sur le site du média consulter ses contenus à la source, vous privez celui-ci de précieux clics qui peuvent lui servir ensuite à monétiser le soutien d’annonceurs. Bref, c’est la pire chose à faire.
L’heure est à la solidarité : tous les Canadiens peuvent exprimer leur désaccord avec la décision de Meta, et ce, de plusieurs façons.
La première est de réduire son temps d’utilisation de la plateforme. La seconde est de soutenir les médias locaux, en consultant leurs nouvelles directement sur leur site Internet ou en s’abonnant pour leur permettre de poursuivre leurs activités.
D’ailleurs, saviez-vous qu’en 2021, le gouvernement fédéral a mis en place un crédit d’impôt pour l’abonnement à des médias d’information canadiens reconnus?
Il serait peut-être temps que Québec lui emboîte le pas afin de soutenir autrement les médias de la province.
Parce que ce n’est pas quand notre ville, notre MRC ou notre région deviendra un désert informationnel qu’on pourra renverser la vapeur.
Agissons avant qu’il ne soit trop tard.

