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Fillette disparue: les médias auraient-ils du publier sa photo après son sauvetage?

La disparition nébuleuse d’une fillette de trois ans a gardé le Québec en haleine pendant quatre jours, en début de semaine.

Évidemment, au moment de sa disparition dimanche, les autorités ont tôt fait de partager des photos et le nom de l’enfant en demandant au public de faire circuler l’information dans l’espoir que quelqu’un l’aperçoive ou qu’un témoin ne contribue à la retrouver. Cela fut fait mercredi, au plus grand soulagement de la province toute entière, alors que nous étions plusieurs à craindre le pire.

Dans les minutes, voire les heures, qui ont suivi l’annonce du sauvetage de la fillette, retrouvée seule dans un champ en bordure d’une autoroute ontarienne, plusieurs médias, mais aussi des utilisateurs sur les réseaux sociaux, ont partagé un cliché de la petite fille assise sur la banquette arrière d’une autopatrouille, les pantalons souillés.

La preuve qu’elle était belle et bien saine et sauve. Un grand moment de grâce pour la communauté, qui voulait alors répandre la bonne nouvelle après que l’avis de recherche ait été répandu comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux.

Personnellement, dès que j’ai aperçu le cliché ultime de cette sordide histoire au dénouement heureux, j’ai ressenti un malaise. Pourquoi des médias ont-ils choisi de diffuser cette image, dès lors que l’histoire était parvenue à sa conclusion?

Un débat à cet effet a tôt fait d’enflammer les réseaux, certains voyant dans l’image une bonne nouvelle, et d’autres, comme moi, un exemple de voyeurisme sans égard au sujet de la photo.

Il s’agit ici d’un flou déontologique et juridique qui fait en sorte que les médias ayant diffusé la photo n’ont pas commis d’impair légal. Mais ils ont peut-être été trop rapides sur la gâchette.

Il faut dire que les circonstances sont particulières.

Notre système judiciaire prévoit des ordonnances de non publication, qui interdisent la diffusion du nom et de la photo d’un enfant aussitôt qu’un mineur est impliqué, à titre de victime, d’accusé ou de partie prenante, dans une affaire criminelle ou civil. C’est pour cette raison qu’en droit familial, les décisions sont anonymisées et qu’il n’y a que des initiales pour décrire les parties impliquées.

Au criminel, c’est la même chose. Pensez à la « petite fille de Granby ». Bien que de nombreuses personnes, y compris les journalistes qui ont couvert l’affaire, connaissent sa véritable identité, il est encore interdit à ce jour de dévoiler son nom ou de relayer sa photo sous peine d’être condamné pour outrage au tribunal, et ce, même si la fillette est décédée maintenant depuis plusieurs années. De nombreux citoyens, au moment de son décès et dans les semaines qui ont suivi, ont toutefois bravé l’ordonnance de la cour.

Il faut également omettre de nommer les adultes proches de la victime mineure ou de donner toute information qui pourrait permettre de l’identifier par la bande. C’est pour cette raison que dans certains crimes de nature sexuelle, notamment dans les cas d’inceste, on peut nommer l’accusé sans préciser le lien avec sa victime, ou mentionner leur lien sans nommer l’accusé. Tout cela est fait pour protéger les enfants qui, en grandissant, vieilliront déjà avec les séquelles de ce qu’ils ont vécu: ils n’ont pas besoin en plus que le tout soit rendu public dans les médias et sur Internet.

Dans la plupart des cas, lorsqu’il y a disparition d’enfant, mais principalement lorsqu’ils soupçonnent un enlèvement, les autorités diffusent une alerte AMBER, en mémoire de la petite Amber Hagerman. Cette alerte est largement diffusée afin de rejoindre le plus grand nombre de personnes possibles pour optimiser les chances de retrouver l’enfant rapidement. Les médias peuvent alors diffuser le nom et la photo de l’enfant ainsi que d’autres détails qui permettraient de mieux le reconnaître.

Aussitôt l’enfant retrouvé, l’alerte Amber est levée; dès lors, les médias doivent impérativement retirer toute information publiée qui permettrait de l’identifier sous peine d’être dans l’eau chaude et d’avoir des problèmes légaux.

Dans le cas de la fillette disparue plus tôt cette semaine, aucune alerte AMBER n’a été émise. Ainsi, lorsqu’elle a été retrouvée, il n’y avait techniquement aucun ordre à suivre concernant le retrait des informations.

Cela étant dit, outre que par pur voyeurisme, ou disons par un enthousiasme maladroit, quel intérêt public y avait-il à publier la photo de la petite?

Absolument aucun. Normalement, le seul rapport des autorités policières à confirmer que l’enfant était saine et sauve aurait dû suffire.

C’est pour cette raison que des voix – dont la mienne, celle de plusieurs journalistes, la Sûreté du Québec, mais aussi celle de spécialistes de l’enfance – se sont élevées pour réclamer le retrait du cliché.

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Plusieurs raisons expliquent ce plaidoyer. D’abord, les tuteurs légaux de l’enfant, à savoir ses parents, n’ont pas consenti à ce que l’image de leur enfant circule sur les réseaux sociaux. Ensuite, il faut garder en tête que rien ne disparaît totalement d’Internet, et que si elle n’est pas consciente de ce qui lui arrive maintenant, la fillette grandira (heureusement!) et viendra un jour où elle pourrait souffrir que ce souvenir continue à la hanter.

Non, mais imaginez. Vous vivez en sachant qu’une photo de vous toute sale, les pantalons souillés, circule en ligne pour toujours et que des personnes sans génie la commentent et publient sans trop réfléchir, alors que vous avez vécu un drame sans nom. Un traumatisme que la petite fille n’a pas besoin de vivre.

La fillette a été retrouvée: qu’elle retourne dans l’anonymat où elle se trouvait paisiblement jusqu’à dimanche. C’est la meilleure chose qui peut lui arriver pour se remettre des tristes événements des derniers jours.

Au moment de publier ces lignes, certains médias ont choisi de retirer les photos de l’enfant et de la surnommer « la fillette de LaSalle », gommant ainsi son nom de leur plateforme. D’autres ont toutefois encore des articles montrant la fillette et l’appelant par son prénom ou par son nom complet.

Dans les deux cas, il n’y a rien d’illégal. Mais le gros bon sens s’impose.

Que dit la déontologie? Le Conseil de Presse du Québec rappelle que les médias et les journalistes sont tenus de respecter la vie privée et la dignité des individus et de faire preuve de respect à l’égard des personnes qui vivent un drame humain.

Je porte à votre attention l’article 22 du Guide de déontologie:

22.1 Identification des personnes mineures hors du contexte judiciaire

(1) Hors du contexte judiciaire, les journalistes et les médias d’information s’abstiennent de publier toute mention propre à permettre l’identification de personnes mineures lorsque celle-ci risquerait de compromettre leur sécurité et leur développement.

(2) Toute exception à ce principe doit être justifiée par un intérêt public prépondérant et requiert en outre un consentement libre et éclairé, ainsi que le soutien et l’accompagnement de personnes majeures responsables.

D’ailleurs, en 1995, le Conseil de Presse du Québec s’était déjà prononcé sur la question dans un avis.

Hors du contexte judiciaire, le Conseil de presse est d’avis que la presse devrait s’abstenir de donner suffisamment de détails susceptibles de permettre l’identification de jeunes stigmatisés, que ce soit comme victimes, tiers innocents ou parce qu’ils vivent des difficultés personnelles graves. La presse ne peut se retrancher derrière sa liberté pour éviter de répondre aux devoirs que lui impose sa présence dans la vie privée de jeunes personnes vulnérables. Une presse responsable devrait être consciente des effets préjudiciables sur les chances de réinsertion sociale et familiale qu’une publicité nominative peut entraîner chez des jeunes en situation de détresse.

Le Conseil de presse est d’avis que lorsque la presse juge pertinent d’attirer l’attention du public sur des drames humains ou des événements traumatisants dans lesquels des jeunes sont impliqués, elle doit le faire avec circonspection, en leur évitant toute détresse inutile susceptible de compromettre leur droit et leur aspiration à une existence nouvelle. En somme, le principe du respect de l’anonymat des jeunes dont la sécurité et le développement sont compromis devrait guider le travail des médias.

En conclusion, je vous invite à lire ce toujours très pertinent billet du photographe Francis Vachon qui traite du droit à l’image.

*** AJOUT: une ordonnance de non publication a été donnée vendredi (20 juin) pour protéger l’identité de la fillette.

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1 réflexion au sujet de “Fillette disparue: les médias auraient-ils du publier sa photo après son sauvetage?”

  1. Ce matin, je reçois, en retard, une revue de presse de Paul Arcand et de COGECO Media qui parle des recherches pour retrouver la petite Claire Bell… vive les podcasts.

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