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Pourquoi ce faux journal sherbrookois devrait vous inquiéter

Eh non, le défunt Journal de Sherbrooke n’est pas revenu de ses cendres. Mais une pâle copie usurpant son nom et le logo du quotidien concurrent La Tribune a commencé à déranger en Estrie.

Essentiellement, le site, mis en ligne dans la deuxième moitié d’octobre, reprend des nouvelles d’autres médias et les attribue à des journalistes fictifs dont le nom ressemble parfois énormément à celui de vrais journalistes (Tommy Brodeur = Tommy Brochu, Jean-Philippe Moreau= Jean-Philippe Morin). Les photos sont des images générées par intelligence artificielle, y compris certaines photos qui accompagnent un article de grand intérêt public.

Si on diffuse de la véritable information, pourquoi la maquiller avec l’IA?

Par exemple, La Tribune a traité de la disparition d’un ado en publiant sa photo. Le Journal de Sherbrooke lui, a annoncé la même disparition à l’aide d’une image traitée par l’IA:

La station 107,7 Estrie est la première à avoir rapporté l’existence du site, qui serait opéré par Tim Gaudreau, un chansonnier ayant participé à La Voix, naturopathe et aussi une personne judiciarisée. La Presse a également réalisé un reportage à ce sujet.

En entrevue avec le 107,7, M. Gaudreau a dit vouloir protéger l’identité de ses véritables journalistes; cet anonymat, selon lui, vise à assurer la neutralité des contenus. Mentionnons ici l’ironie du slogan du média « ici, l’actualité a un visage humain ». Il s’est aussi défendu d’avoir plagié d’autres médias en reprenant les « déclarations publiques » des individus.

Bref, plutôt que de se défendre adéquatement, M. Gaudreau vient de lever le peu de doutes qui subsistaient sur sa mécompréhension totale du monde des médias et de la démarche journalistique. C’est comme si moi, qui n’ai aucune compétence en mécanique automobile (je sais où mettre le lave-glace, c’est tout comme), je tentais d’ouvrir un garage et vous convaincre de laisser votre beau char à mes bons soins…

Bien qu’elle me rappelle le scandale sur les faux médias ukrainiens et russes, alimentés par des robots qui copiaient et traduisaient (dans un anglais boiteux, qui plus est) les contenus de plusieurs médias québécois uniquement pour générer des revenus publicitaires, la situation actuelle, ici même à Sherbrooke, est beaucoup plus inquiétante.

D’abord, parce qu’il est de plus en plus difficile de distinguer le vrai du faux. Ensuite, parce que d’intégrer le marché de l’information doit être fait avec sérieux, intégrité et honnêteté, des valeurs que prône M. Gaudreau sur son site, mais dont les gestes prouvent le contraire.

On peut lire ici, sur la page du journal, les valeurs qui animent les artisans du nouveau média. Je me permets ici une capture d’écran étant donné que j’ignore si le site sera retiré de la Toile. (D’ailleurs, je suppose fortement que l’entièreté de cette page a été rédigée à l’aide d’un robot conversationnel – l’abus de demi quadratins et les italiques vendent la mèche.)

Les méthodes du Journal de Sherbrooke démontrent clairement que la (les?) personne(s) derrière ce média ne connaissent pas réellement la construction de la nouvelle.

D’emblée, les journalistes doivent œuvrer à visage découvert, comme le stipule l’article 24 du Guide de déontologie du Conseil de presse du Québec. C’est ainsi qu’on mérite la confiance du public. Déjà, le fait de camoufler l’identité réelle des journalistes contrevient au principe de transparence prôné par le Journal de Sherbrooke.

Si vous ne savez pas qui est réellement derrière la nouvelle, vous ne pouvez pas apprécier la qualité et la rigueur de son travail. La signature des journalistes sur leurs reportages est une marque de transparence, mais aussi un sceau de qualité. C’est notre manière de dire: voici, j’ai fait le boulot, et je l’ai fait dans les règles de l’art. Vous pouvez communiquer avec moi, il me fera plaisir de vous lire.

Comme journaliste, on veut au contraire briller. Si notre histoire fait jaser, on veut que la population sache qu’elle est notre œuvre. On ne se cache pas, bien au contraire. Pour cette raison, je doute sérieusement que la salle de rédaction du Journal de Sherbrooke compte plus d’un individu à l’heure actuelle… et que celui qui se prétend journaliste n’en est pas un.

D’ailleurs, la crainte de M. Gaudreau selon laquelle de dévoiler l’identité des journalistes mine leur indépendance et expose leurs biais est totalement infondée. La déontologie (article 9 du guide du CdP) exige des journalistes qu’ils traitent l’information de manière neutre et impartiale, et c’est ce que font tous les journalistes professionnels compétents qui œuvrent pourtant à visage découvert.

Bref, cette façon de faire est à des lieues des procédures habituelles dans les médias. Cette opacité devrait alimenter la méfiance du public.

Par ailleurs, reprendre les déclarations publiques d’un individu dans un autre média sans en attribuer le crédit est du plagiat (article 14,6 du guide du CpQ), un autre enjeu déontologique encadré au sein de la profession. C’est l’un des éléments qu’on apprend en premier quand on débarque dans le domaine, parce que même si l’information est un bien public, le traitement de celle-ci est ce qui distingue un journaliste d’un autre, un média d’un autre. La manière de traiter l’information et de la présenter relève de la propriété intellectuelle. C’est pour cette raison qu’on ne peut s’approprier indument des éléments d’information qu’un autre journaliste a obtenu en travaillant.

Créer de la nouvelle prend du temps et du sérieux. Être journaliste, ce n’est pas de ramasser des informations ici et là pour ensuite faire rédiger un texte par une intelligence artificielle. C’est aller à la source, aller recueillir les informations, les analyser, les traiter, les hiérarchiser, en faire le tri. Et ensuite en tirer un récit qui permet aux lecteurs de comprendre les enjeux liés à une situation ou un phénomène. C’est ça, concrètement, œuvrer pour l’intérêt public.

Bref, le Journal de Sherbrooke, si toutes les informations rapportées à son sujet s’avèrent, est un émule de média, mais surtout pas un média crédible. C’est un cas d’usurpation pure et simple.

Certes, ça n’est pas bien bien méchant dans l’état actuel des choses. Mais cela devrait vous inquiéter, parce qu’il est parfois difficile de différencier les vraies nouvelles des fausses nouvelles. Qui sait si un jour, les contenus qu’on retrouverait sur ce site seraient erronés parce que celui qui les repique un peu partout n’applique pas la rigueur qui vient avec le métier?

Le site ne semble pas avoir encore de publicités. Mais peut-être était-ce pour cette raison que le Journal de Sherbrooke a été créé? Quiconque souhaite réellement informer n’aurait pas procédé de cette façon. À moins que l’objectif soit de décrédibiliser les médias d’information dans leur ensemble.

Ceci est une invitation à être encore plus prudent et pointilleux sur les sources d’information que vous choisissez pour vous renseigner.

En espérant que d’avoir découvert le pot aux roses dans son cas découragera d’autres individus de tenter le même coup ailleurs.

Laissez faire les professionnels.

[Mise à jour le 6 novembre: La Presse a rapporté aujourd’hui que plusieurs autres noms de domaines, pour de faux médias situés dans les villes d’autres quotidiens des Coops de l’information et à Montréal, avaient été enregistrés par M. Gaudreau. D’autres « médias » usurpant le contenu de médias reconnus ont été identifiés à Montréal, mais on ignore qui est derrière.]

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