Je n’irai pas par quatre chemins: l’intimidation, mais particulièrement la cyberintimidation, le cyberharcèlement et tout ce qui s’y rattache, sont devenus un enjeu de santé et de sécurité au travail pour les journalistes.
C’est le cas pour bien d’autres professions, cela étant dit. Il semble que dès que notre travail empiète sur la place publique, une partie de la population – j’ose croire qu’il s’agit d’une minorité très bruyante, à la manière de la grenouille qui tente d’être plus grosse que le boeuf- semble prompte à critiquer tout et son contraire et à cracher son venim virtuel sans égard au fait que de part et d’autre des écrans et des claviers, il y a des êtres humains qui tentent uniquement de faire leur travail.
Honnêtement, depuis quelques années, les journalistes sont devenus des cibles de choix de groupuscules d’Internautes frustrés, par la pandémie, par les changements climatiques et par n’importe quoi finalement. Il suffit de publier un reportage sur Twitter pour recevoir des dizaines d’insultes, parfois des menaces. Un phénomène qui, malheureusement, semble aller en augmentant plutôt que de s’éteindre.
Pensée ici pour les politiciens qui comptent aussi parmi les victimes préférées de ces bourreaux numériques. La seule chose positive dans ce phénomène, s’il y en a une, c’est que ça n’est pas qu’une affaire de journalistes. Ah, et c’est mondial, donc on peut conclure que les Québécois ne sont pas plus tata que les autres Terriens.
Mais bon, revenons aux faits. Un enjeu de santé et de sécurité au travail, oui. Parce que de recevoir un flot continu de haine ou des menaces de mort (c’est plus fréquent qu’on croit) contribue à créer un environnement de travail malsain et propice à des enjeux de santé mentale.
Imaginez, aller au travail pour faire ce que vous avez à faire, pour bien le faire même, et pendant que vous vous acquittez de vos tâches, des étrangers viendraient tour à tour dans votre bureau pour vous dire à quel point vous êtes nul-le, mauvais-e, vendu-e, etc. On remet votre intégrité en question, alors qu’il s’agit-là de votre outil de travail le plus essentiel.
Et ça dure comme ça tous les jours, ou presque, pendant des mois. Bientôt, on parlera peut-être même d’années.
Une étude de la Fédération nationale de la culture et des communications (FNCC-CSN) et de l’UQAM nous apprenait l’an dernier que plus de la moitié des journalistes québécois avaient vécu au moins un épisode de cyberintimidation dans le cadre de leur travail. Plus d’un sur six a reçu des menaces à son intégrité physique et 7%, des menaces de mort.
Un sondage Ipsos parlait pour sa part de 72% de journalistes ayant été victimes de cyberharcèlement et de 10% qui ont été menacés de mort.
Les risques que ça se produise sont plus élevés si on est chroniqueur-euse, animateur-trice ou simplement une femme, si on est à la télévision, etc.
Pas étonnant que plusieurs collègues ont choisi de passer à autre chose, de fuir l’espace public pour tenter de retrouver une certaine quiétude. D’autres restent, mais choisissent d’éviter de traiter certains sujets pour se soustraire à la critique des trolls.
Et ça, ça s’appelle de la censure. Et c’est une entrave au droit du public à l’information, à l’intérêt public. Mais blâmeriez-vous un journaliste qui pense d’abord à sa sécurité?
Si je vous écris tout ça aujourd’hui, c’est que je suis encore sous le choc de voir toutes les méchancetés qu’ont écrite de courageux Internautes anonymes après qu’il fut annoncé que le collègue Hadi Hassin quitte Radio-Canada pour TVA Nouvelles.
Un bel échantillon relevé ici par ma collègue Justine Mercier, qui est aussi une habituée des trolls du Net, elle qui a dû porter plainte pour avoir reçu des menaces de mort et s’être fait conseiller par un « bienveillant » internaute d’aller se suicider. (En passant, l’incitation au suicide est un acte criminel reconnu dans le Code criminel canadien, tout comme les communications harcelantes.)
L’autre jour, elle a simplement fait une publication dans laquelle elle détaillait tous les événements climatiques qui se sont produits depuis la naissance de sa fille cadette. Les réponses à son tweet ont été particulièrement édifiantes.
Maintenant, pour la cyberintimidation, ça doit être tolérance zéro. Au début, quand le phénomène était plus marginal, qu’il était moins omniprésent et surtout, moins violent, on préférait ignorer les pauvres âmes en peine et continuer notre travail.
Mais le bruit a gagné en décibels. De beaucoup.
Quand c’est rendu qu’on t’invite à t’asseoir sur les rails et d’attendre que le train passe, quand on te souhaite qu’un loup solitaire vienne te faire la job (ça m’est arrivé), quand on te traite de collabo parce que tu relaies une information qui déplaît dans le cadre d’un reportage…
Il faut dénoncer. Il faut porter plainte. Heureusement, ces plaintes sont de plus en plus prises au sérieux, mais il est arrivé que des journalistes, moi y compris, se fasse dire d’avoir la couenne plus dure, que tout le monde reçoit de la haine en ligne et qu’on n’en mourra pas.
En effet monsieur l’agent. On espère ne pas mourir. Mais on ne veut pas attendre de voir si ça arrive.
Parce que c’est arrivé que cette haine déborde de l’écran. On l’a vu avec le mouvement F*ck her in the p*ssy, mais aussi pendant et depuis la pandémie, alors que des idiots, et je pèse mes mots, ne se sont pas gênés pour bousculer, invectiver ou intimider (et ça inclut les câlins non sollicités messieurs dames) des journalistes qui ne faisaient que leur travail.
Je pense à Kariane Bourrassa, qui a quitté le journalisme; je pense à Raymond Fillion, je pense plus récemment à Marie-Christine Champagne… et à tous les autres.
Contrairement aux députés, nous n’avons pas de garde du corps pour nous protéger. En fait, dans certains cas, il en a fallu.
Est-ce que c’est normal d’avoir besoin d’un bodyguard pour faire son travail quand on n’est pas premier ministre ou Céline Dion?
Je ne pense pas.
Quand on les confronte, comme je l’ai fait moi-même avec un triste individu qui avait souhaité ma mort, les bourreaux numériques ne réalisent pas la portée ou la gravité de leurs gestes. Ils répondent qu’ils ne le pensaient pas ou pire, certains s’en lavent les mains et disent que nous, les « merdias », méritons ce qui arrive.
Non, on ne mérite pas, comme personne d’autre d’ailleurs, de se sentir menacé parce qu’on fait notre travail.
Il y a un mois environ, le gouvernement provincial a annoncé une aide financière de 380 000$ pour lutter contre la cyberintimidation dans les écoles secondaires. Outre les élus de la sphère municipale, qui ont dénoncé grandement les menaces et insultes dont ils sont eux aussi la cible, on se concentre généralement sur une clientèle adolescente.
C’est essentiel d’apprendre à nos jeunes d’être respectueux en ligne, il faut continuer les efforts. Malheureusement, il faudra peut-être agir aussi auprès de certains adultes, qui visiblement, ne comprennent pas le message.
