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Paquet vs. Sklavounos: dérapage médiatique

Depuis près d’une semaine maintenant, plusieurs médias font leurs choux gras des allégations d’agression sexuelle entourant le député de Laurier-Dorion Gerry Sklavounos. Nous sommes plusieurs à nous interroger sur le traitement médiatique de l’affaire, qui a pris rapidement beaucoup d’ampleur. Explications et nuances.

La saga a débuté mercredi dernier, quand la présumée victime, Alice Paquet, a déclaré publiquement avoir été violée par un député, sans le nommer. Rapidement, tous se sont enflammés et ont cherché à connaître l’identité de l’élu aux mains baladeuses. Dès le lendemain, l’identité de M. Sklavounos a été étalée partout.

D’ordinaire, il est coutume pour les médias de taire l’identité des suspects tant qu’ils n’ont pas comparu devant un juge pour répondre officiellement d’accusations. C’est en quelque sorte une manière de se protéger et de protéger le suspect, advenant une erreur. Dans le cas qui nous intéresse, il aurait été difficile d’attendre la fin de l’enquête et ladite comparution puisque la spéculation – rappelons que la seule information qui circulait jusqu’alors était que l’agresseur potentiel était un député du caucus libéral – aurait pu être nuisible aux quelque 40 députés visés mais qui n’ont rien à voir avec l’affaire. Et que dire de la paralysie que cela aurait provoqué à l’Assemblée nationale. Bref, il était dans ce cas, vu la gravité de l’allégation, nécessaire d’identifier l’agresseur allégué au nom de l’intérêt public, à condition que celle-ci soit appuyée par des sources sûres.

Dans les jours qui ont suivi, la victime alléguée a multiplié les apparitions médiatiques, soutenue entre autres par une amie qui a elle aussi accordé des entrevues. Plusieurs ont d’abord souligné le fait que toutes ces déclarations pourraient être utilisées contre la plaignante dans un éventuel procès et que cela peut lui nuire en bout de ligne. Qui plus est, la jeune femme a dû se rétracter sur certains points en plus de se contredire dans certaines entrevues. Enfin, il a aussi été rapporté que la plaignante aurait pu avoir un passé d’escorte, selon un blogueur qui aurait assisté à une conférence donnée par la jeune femme.

Je pose la question: comme journalistes, avons-nous un devoir de protection envers nos sources, c’est-à-dire de les aviser des impacts que peuvent avoir leurs propos, et ce, particulièrement lorsque ces sources n’ont pas conscience de la portée de leurs déclarations?

Il était nécessaire de parler de l’agression présumée: les détails, pas vraiment.

L’agresseur allégué n’a pas non plus été épargné. Il était  d’intérêt public de ramener dans l’actualité une plainte formelle formulée à son endroit par une jeune page péquiste en 2014, mais qu’en est-il des ragots de couloir? La réputation d’un individu, même si elle en dit long sur son caractère, a-t-elle systématiquement sa place dans les médias? Le Code de déontologie de la FPJQ peut nous éclairer là-dessus:

Une rumeur ne peut être publiée sauf si elle émane d’une source crédible, et si elle est significative et utile pour comprendre un événement. Elle doit toujours être identifiée comme une rumeur. Dans le domaine judiciaire, la publication de rumeurs est à proscrire.

Certains ont aussi trouvé un extrait de film dans lequel le député tenait un rôle dont le personnage tenait un discours sexuellement explicite. En quoi cela est-il pertinent? Le fait de présenter une œuvre de fiction ne fait que créer un amalgame douteux dans l’esprit du public à mon avis.

Certes, nous ne sommes pas au service des autorités judiciaires. Le rôle des médias, en tant que quatrième pouvoir, est de surveiller le travail des trois autres. Mais en creusant ainsi dans le passé des protagonistes de cette histoire, sombrons-nous dans le voyeurisme? Jusqu’à quel point peut-on utiliser le prétexte de l’intérêt public pour envahir la vie privée d’autrui?

Une autre question demeure, et me semble essentielle: aurait-on traité de la chose de la même manière si l’agresseur présumé n’était pas un député, ou dirais-je même, une personnalité publique? Une nuance qui peut s’expliquer encore une fois par le Code de déontologie de la FPJQ:

Les journalistes respectent le droit des individus à la vie privée et défendent le droit à l’information, qui est un droit individuel fondamental dans notre société. L’exercice de ce droit enrichit la vie privée de chacun des citoyens en lui permettant d’élargir ses horizons et ses connaissances. Il arrive cependant que ce droit entre en conflit avec le droit d’un individu à la vie privée. Dans un tel cas, lorsque les faits privés présentent un intérêt public plutôt que de relever de la simple curiosité publique, les journalistes privilégieront le droit à l’information notamment :

  • lorsqu’il s’agit d’une personnalité publique ou d’une personne ayant une charge publique, et que certains éléments de sa vie privée sont pertinents pour comprendre l’exercice de ses fonctions ou mettre en perspective sa vie publique et son comportement public;

  • lorsque la personne donne d’elle-même à sa vie privée un caractère public; lorsque les faits privés se déroulent sur la place publique.

Ne nous enfouissons pas la tête dans le sable: quand une histoire est juteuse, les médias s’emballent et se démènent afin d’être ceux qui offrent le plus d’information, le plus rapidement possible, à ce sujet. Se produit alors une espèce d’enchère où chacun ajoute sa part de détails, alimentant sans cesse la curiosité morbide du public pour ce fait divers à saveur politique qui, si on s’y attarde un peu, n’est pas qu’un simple fait divers.

Née dans la foulée des agressions sexuelles survenues à l’Université Laval, la nouvelle a permis aux médias de surfer sur la vague du sujet d’actualité en vogue. Mais comme ils savent si bien le faire, ils ont eux-même nourri la vague pour prolonger leur pertinence et ainsi légitimer leur acharnement.

Mais la nature de la nouvelle étant sensible, et pouvant avoir des conséquences importantes sur la vie de plusieurs personnes – tant la victime que l’agresseur allégué que leurs familles respectives – la sobriété aurait dû être de mise. Ce sont les acteurs de cette histoire qui en sortent perdants, alors que les médias, eux, en ont profité. Ils ont tous eu leur part du gâteau, leur entrevue, leur déclaration choc.

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