Nous traversons actuellement une crise de confiance envers les différents pouvoirs.
Le pouvoir politique est mis à mal ces temps-ci, certains citoyens jugeant que le gouvernement abuse de ses pouvoirs et outrepasse son mandat avec pour prétexte la pandémie. Il suffit de se rappeler du tollé suscité par le projet de loi 61. Pour sa part, le pouvoir judiciaire est fréquemment remis en question quand une décision d’un tribunal déplaît à l’opinion populaire.
Ajoutons à cela la crise de confiance du « quatrième pouvoir », c’est-à-dire les médias d’information, une crise exacerbée au cours des derniers mois par la pandémie du coronavirus.
Comme les personnalités politiques, les journalistes sont des cibles faciles pour les intimidateurs. Après tout, leur travail est public et leur nom, leur visage et leurs coordonnées sont facilement accessibles en ligne.
Pourtant, dans les premiers balbutiements de la pandémie, le taux de satisfaction des Québécois envers les journalistes était de 61%. Les Québécois sont d’ailleurs ceux qui, au Canada, faisaient le plus confiance aux médias d’information.
Mais une autre étude a révélé que près de la moitié des Canadiens se seraient fait avoir au moins une fois par une fausse nouvelle ou auraient des croyances erronées depuis le début de l’épidémie.
Et puis, c’est tellement facile de crier aux fausses nouvelles quand les reportages ne nous plaisent pas ou plutôt que de nous conforter dans nos opinions, nous confrontent à une réalité qu’on refuse d’accepter.
On peut penser que la fermeture temporaire de bon nombre d’entreprises et la mise à pied de milliers de travailleurs a fait en sorte que ces adeptes des théories du complot ont eu, du jour au lendemain, le champ complètement libre pour « faire leurs recherches ».
La fracture sociale semble être plus profonde que jamais, du moins elle est beaucoup plus visible qu’elle ne l’a été au cours des dernières décennies, notamment en raison de l’activité croissante et constante de la population sur les réseaux sociaux.
Ces plateformes, bien qu’elles ne soient plus toutes jeunes, servent désormais de tribune pour quiconque ayant une opinion à exprimer, que celle-ci soit fondée sur des faits démontrés ou non.
« Les réseaux sociaux ont donné le droit à la parole à des légions d’imbéciles qui avant ne parlaient qu’au bar et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite. Aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel », veut une citation attribuée au défunt romancier italien Umberto Eco.
On nage donc dans un océan d’idées, alimentées d’abord par l’intuition et l’émotion, plutôt que par des faits.
Pas étonnant, alors, que notre société se trouve à la dérive.
Mais après la dérive se trouve le naufrage.
Ce printemps, à la suite du meurtre de l’Afro-Américain George Floyd, beaucoup de journalistes ont été pris à partie par des manifestants, mais aussi par des policiers chargés de faire respecter la loi et l’ordre lors de ces rassemblements. Certains ont même été arrêtés en faisant leur travail de manière pacifique.
En quelques jours à peine, le mouvement US Freedom Press Tracker a recensé plus de 140 attaques envers des journalistes en devoir.
On peut penser que certains ont été influencés par le président Trump, qui n’hésite pas lui-même à traiter les représentants des médias « d’ennemis du peuple » et à s’en prendre à leur crédibilité lorsque la couverture de presse lui est défavorable. Néanmoins, certaines attaques et arrestations se sont poursuivies même après qu’un juge les ait explicitement interdites.
D’ailleurs, depuis 2018, les États-Unis font partie de la honteuse liste des pays les plus dangereux pour les journalistes tenue par l’organisation Reporters sans Frontières.
Malheureusement, cette tempête qui nous semblait d’abord bien loin chez nos voisins du sud a fini par gagner le pays et la province. Il a été démontré que depuis la pandémie, les actes violents envers les journalistes et les médias ont crû chez nous.
L’existence même du virus, le confinement et débat sur le port obligatoire du masque dans les lieux publics fermés nous divise plus que jamais.
Pas plus tard que la semaine dernière, deux journalistes du Groupe TVA, Yves Poirier et Kariane Bourassa, ont été littéralement attaqués par des manifestants réunis à un rassemblement protestant contre le port du masque obligatoire.
Si le premier a été insulté et s’est fait lancer une canette de bière, la seconde a pour sa part été enlacée par deux inconnus visiblement fiers de perturber la professionnelle en direct.
La vague d’indignation ayant suivi cette agression, parce que c’en est une, me donne espoir pour l’avenir de l’humanité, et ce, même si un groupuscule d’individus ont fait circuler de fausses informations identifiant les hommes comme des agents de sécurité ou bien le conjoint de la journaliste. D’autres qu’il s’agissait d’un coup monté pour attirer l’attention.
L’attention, justement. Les deux hommes devaient être bien fiers d’eux de voir une capture d’écran de leur « vilain » tour se répandre en ligne comme une traînée de poudre. Mais la réaction populaire ne leur étant pas favorable, l’un d’entre eux s’est confondu en excuses. L’autre s’est défendu en affirmant que cette accolade se voulait une « preuve d’amour« . Mais une preuve d’amour dont on ne veut pas et qui nous est imposée demeure une agression.
Rappelons-nous, il n’y a pas si longtemps, cette journaliste à qui un passant avait forcé un baiser. Ou la vague stupide du « fuck her in the pussy », qui consistait à crier cette vulgaire phrase en ondes pendant un direct pour perturber la journaliste.
Et comme si ce n’était pas assez, un homme de Saint-Placide, Guillaume Lagacé, en a rajouté sur Internet en proférant des menaces et en incitant à la haine à l’endroit de Mme Bourassa, dimanche. L’individu a été arrêté lundi et comparaîtra devant un juge en octobre, a-t-on appris.
En avril, c’est leur collègue Amélie St-Yves qui s’est fait insulter par des jeunes alors qu’elle tentait simplement de faire son travail dans un parc, un lieu public doit-on rappeler.
C’est quand même encore rare de voir des gens subir les conséquences de leurs gestes quand il s’agit d’intimider un ou une journaliste.
À la fin juillet, Jessy Dylan Lapointe a plaidé coupable d’avoir intimidé le journaliste judiciaire Michaël Nguyen, également président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, dans une salle d’audience. Il aurait laissé entendre qu’il allait « mettre un contrat » sur la tête du journaliste.
L’individu s’en est sorti avec une peine suspendue, assortie de travaux communautaires.
Et il est loin d’être le seul dans son cas.
Car, malheureusement, les actes d’intimidation envers les journalistes sont banalisés.
Il suffit de penser à l’acquittement du chef du groupe Atalante, des accusations d’intimidées portées à son endroit après qu’il soit entré dans les bureaux du défunt média Vice Québec avec six autres hommes pour remettre un prix « poubelle » au journaliste Simon Coutu et en lui disant qu’il avait déclenché « une guerre ». Parce que cette altercation s’est déroulée sans insulte ou vulgarité, la juge Joëlle Roy avait conclu à un geste d’incivilité, mais non à de l’intimidation. La cause a depuis été portée en appel.
Pour citer mon collègue Martin Francoeur : « quelqu’un a le droit de penser que les médias devraient faire leur travail différemment. Quelqu’un a le droit de ne pas apprécier l’insistance de certains journalistes ou les angles de traitement d’une nouvelle. Mais le fait d’empêcher les journalistes de faire leur travail ne doit pas être toléré. »
Parce qu’en effet, il est contradictoire de revendiquer sa propre liberté tout en brimant la liberté de presse.